Niger-Touareg / de Saint Remèze à Agadez (4)
Jeudi 9 mars
Nous avons bivouaqué dans un kori. Sur sa berge, un jardin avec du blé encore bien vert. Un chameau tire l’eau. Nous sommes à 200 « kilos » de Timia.
Après le petit-déjeuner, visite de la base d’Amdigra où, d’après les explications d’Issyad, un millier de combattants de l’UFRA s’entraînent. La zone est vaste et nous allons à pied jusqu’au cantonnement. Issyad souffre de son pied et Adiza fait le guide et l’interprète. G3, mortier, lance-roquettes, kalachnikov, M14, FM Belge, mitrailleuses de toutes tailles… La scène est impressionnante ! Les combattants sont ravis de poser pour nous. Il faut dire qu’ils ne doivent pas avoir de la visite tous les jours dans ce bout du monde.
Des lianes s’enroulent au pied des arbres morts et font de jolies fleurs roses nommées « tamala ». Dans le jardin, les femmes sont occupées à couper les tomates qu’elles étalent sur le sol pour les faire sécher. Elles seront ensuite ensachées et utilisées pendant toute la saison froide. Je fais une photo et donne un crayon à papier à la petite fille qui refuse de me regarder, mais elle ne se déride pas.
Sur le chemin du retour, nous nous arrêtons au très beau village de Tanout In Ghaïdan où les hommes pilent le mil à l’occasion d’un baptême. Closes d’une barrière ronde en palmier doum, les cases de sédentaires, en majorité jardiniers, sont ainsi protégées. Nous visitons la hutte cuisine, la hutte nursery, la hutte magasin… Les femmes se cachent et demandent des cadeaux. Beaucoup sont occupées à cuire des galettes qu’elles posent dans le ventre du four, collées contre sa face concave. Une fois cuites, les galettes se détachent d’elles-mêmes. Le four est une espèce de jarre en banco aux flancs arrondis, munie d’un couvercle et à demi enfoncée dans le sable. Nous devons rentrer et je le regrette. Je me serais bien attardée là quelques jours. Au moment de partir, les hommes nous offrent l’hospitalité et nous installent dans une hutte autour d’un « téguila » géant composé des galettes fraîches émiettées recouvertes de sauce. En dessert du mil et du lait bu avec la « tchocal », la traditionnelle cuillère en bois d’acacia souvent taillée par les enfants et décorée de motifs au fer rouge. « A midi, ils m’ont offert en remerciement de partager leur repas, une de ces indigestes bouillies de mil qui permettent de comprendre la différence entre le dénuement et la misère, dont l’apparence même n’appartient pas au monde des Touareg. » écrit Jean-Marc Durou, le photographe qui connaît bien le Sahara.
Au retour à Agadez, Sader et Akwal nous attendent. De Tchirozerine, ils ramènent le papier officiel. Akwal a acheté quelques vivres et fait une liste prévisionnelle pour EOT.
Le lait en poudre est très cher. Acheter du lait de chèvre est difficile car les troupeaux sont loin de l’école. Viande et poisson en boîtes sont aussi parmi les priorités. EOT double la quantité disponible pour la farine, le riz, le mil, l’huile, le sel, la tomate, la sauce… avec 2500 francs français. Le même problème est abordé : trouver une autonomie.
Nous mangeons dans le restaurant de la tante d’Adiza : salade de crudités dans un grand plateau, délicieux couscous accompagné de coca-cola frais. Il y a là Zeinaba qui a tenu compagnie à Adiza pendant l’absence d’Issyad et qui retrouve maintenant sa famille à Agadez. Une grande complicité la lie à Estelle. Nous passons ensuite chez la sœur d’Adiza dont le mari est en stage en Hollande. Mohamed Anacko est passé en notre absence et ses gardes du corps récupèrent Estelle vers minuit pour la ramener au matin.
Vendredi 10 mars
Un tour au marché avec Adiza réquisitionnée pour faire le repas de midi. Nous achetons des ignames qu’elle cuisinera ce soir. Abdo, un voisin, originaire d’une famille de forgerons, passe ses journées à faire le thé, le servir et se rendre utile à toutes sortes de corvées. Il nous emmène aussi dans le quartier visiter quelques ateliers. Chez les Touaregs, seuls les forgerons sont artisans. Ils travaillent le cuir, le métal, l’argent, fabriquent les selles à chameaux, sculptent les « tchocalen », s’occupent du cérémonial des mariages en organisant les quêtes… Ils ont un statut bien particulier, ne peuvent se marier qu’entre membres de leur caste, et se tiennent souvent à l’écart lors des rassemblements. Les forgerons m’intriguent. Ils sont souvent méprisés par l’environnement et cela a contribué à les mettre à l’écart.
À noter aussi que si tu dis tous les jours « Rassoul Allah » même sans être musulman, tu vas au paradis !
Je discute enfin avec Estelle en tête-à-tête un moment : les potins de Niamey, son futur travail, l’arrêt de ses études, ses amours.
Mohamed Anacko arrive au moment du repas escorté par sa sûreté. Il a fière allure avec son grand boubou blanc et son sourire attendrissant. Tout le monde le sollicite et l’appelle « Son Excellence » ! Mohamed est Ministre conseiller. Son poste n’est pas vraiment défini. Il attend l’entrée en vigueur de nouvelles mesures qui définiront mieux son budget et ses attributions. En attendant il est bien seul, chargé de toutes les étapes depuis la gestion des menus jusqu’au règlement des affaires personnelles de ses combattants qu’il appelle ses enfants… Il s’isole dans une chambre sitôt le repas achevé pour faire ses consultations.
Puis, il m’appelle pour un entretien personnel troublé par des allées et venues.
Il me demande l’autorisation de me téléphoner si quelque chose ne va pas et me demande la réciprocité que je lui accorde volontiers.
Il doit maintenant partir pour la base d’Amnigra. Estelle le retrouvera dans la villa du Préfet qui lui sert d’hébergement pendant son séjour à Agadez.
En fin de soirée, retour au marché pour le repas du soir. Dans les familles touarègues aucune provision, les achats sont faits à la demande et il n’est pas rare de sortir dix fois par jour pour acheter une pincée de thé ou de sucre vendu dans des sachets en plastique. J’en profite pour acheter des épices que les filles me pileront. J’achète aussi les deux cassettes touarègues d’un Malien et du Nigérien Abdallah Oumbadougou diffusées partout toute la journée. Il faut au préalable les écouter car elles sont enregistrées par des amateurs. Nous essayons encore vainement de téléphoner en Ardèche.
Issyad part en réunion vers dix heures. À son retour, il doit emmener Estelle rejoindre Mohamed. Estelle s’est endormie et il ne l’a pas réveillée...
Guichène rentré hier a séquestré Marjeroul. Guilhem est un peu triste car il s’entend bien avec elle. Marjeroul a dix-neuf ans. Elle a grandi en brousse et n’a jamais été scolarisée. Suite au décès de sa mère, Guichène qui est son oncle l’héberge, sans doute en attendant de lui trouver un mari.
Samedi 11 mars
Nous devons aller aujourd’hui à Sikerat, mais les heures tournent. Issyad est en perpétuelle réunion, dans un coin, allongésur un matelas ou à l’ombre d’un eucalyptus du jardin. Il a perdu son dynamisme européen pour redevenir un Touareg nonchalant. Inch Allah. En apprenant que l’avion de Saint-Exupéry faisait en deux heures ce que la caravane traversait en deux mois, les Touareg demandaient : « Mais que fais-tu le reste du temps ? »
Je ne peux pas faire de comparaison plus juste que celle citée par Jean-Marc Durou !
Nous en profitons pour faire un tour dans le quartier, chez les bijoutiers qui fondent l’argent et les artisans du cuir. Une petite fille vient de naître ; ses yeux et sa bouche sont maquillés ! Comme le veut la règle, elle n’a pas de prénom avant son cinquième jour d’existence. C’est une coutume chez les Touaregs. Dans cette maison, une multitude d’enfants se bousculent et les mouches bourdonnent. Le petit Mustapha est très drôle.
Nous allons ensuite chercher la charrette. Pendant qu’Ehambel, Ousman et Jean-Marc la fixent derrière le Mercedes, je visite la maison voisine où vivent Hawaoû qui a un H sur le front et Amina. Le petit Sabioû qui est Haoussa a de très belles scarifications en forme de moustaches.
Après le repas, il s’agit de fixer la charrette sur la galerie du Mercedes puis de se préparer au départ. Il manque toujours quelqu’un ou l’on attend toujours quelque chose. Inch Allah. Le moment de partir pour Sikerat arrive enfin. Il faut encore s’arrêter à l’auto-gare, route d’Arlit où les voyageurs attendent cars et taxis et se ravitaillent. Des femmes vendent l’intérieur de la noix du palmier doum que les gens mastiquent pour se faire les dents.
La galerie du Mercedes est maintenant chargée avec la charrette, dix nattes roulées, deux bidons de deux cent litres et du bois pour les campements. Dans le Toyota d’Issyad : Ehambel le chauffeur, Ousmane, Estelle et Adiza. Dans le Mercedes : Issyad et les trois Pellet.
Le soleil est couché lorsque nous arrivons au village de Sikerat. À la lueur des phares nous constatons que le chantier de l’école est bien avancé.
Au campement, un peu à l’écart, une tente a été montée pour nous. Pendant qu’un groupe sacrifie la chèvre, d’autres s’affairent à la préparation du « téguila » et les derniers se consultent sur une grande natte.
Le « téguila » est un plat spécifique au désert. Ousmane pétrit la farine et l’eau, écarte les braises du feu, fait un trou dans le sable chaud et enterre sa galette. Une fois cuite, celle-ci est émiettée puis recouverte d’une sauce à base de légumes, morceaux de chèvres et sauce-tomate longuement mijotée. Le lait de chamelle circule. J’en bois un peu : politesse oblige.
Je regarde un vieux, dont tous les gestes sont mesurés, faire le thé. Il agit comme s’il avait l’éternité devant lui. Il remplit la petite théière d’eau, la pose sur les braises, ajoute un petit verre de feuilles de thé vert. Lorsque l’eau bout, en dehors du feu, il verse deux verres de sucre en poudre et vide le thé dans un verre en le faisant mousser. Il tient sa petite théière très haut et ne met pas une goutte à côté. Cette opération est répétée à cinq ou six reprises. Il goutte ensuite le breuvage et fait le service dans deux petits verres qui circulent et reviennent vers lui. Avec les mêmes feuilles, l’homme refait à trois reprises du thé. « Le premier est amer comme la vie, le second fort comme l’amour et le troisième suave comme la mort » dit un proverbe touareg.
« Cette boisson ponctue la vie quotidienne de la journée du Touareg. Elle se boit après chaque repas et accueille le visiteur. Un « ataï » ne se refuse pas. Sa préparation est un véritable cérémonial. Sur la braise, est posée la petite théière contenant l’équivalent de quatre verres d’eau, d’un de sucre en poudre et d’un de thé. Afin de parfaire le mélange, le Touareg verse son contenu dans un des petits verres, en prenant soin d’élever la théière d’un geste sûr et vertical. Puis, il reverse le verre dans la théière, et répète cette séquence trois ou quatre fois jusqu’à ce que le thé mousse bien. C’est le moment qu’il choisit pour vous offrir le premier thé, le plus fort. Savourez-le, il vous donnera des forces pour suivre les traces du chameau blanc. Mais, ne repartez pas avant d’avoir bu le deuxième et le troisième thé. Ils sont plus légers puisque le volume des ingrédients diminue au fur et à mesure. À voir ce grand caravanier agir avec dextérité lors de la préparation de ce breuvage, on peut croire que ce savoir faire a été transmis par ses ancêtres depuis la nuit des temps. Et bien non ! Le thé vert est arrivé dans la vie des Touareg de l’Aïr en 1916 avec les troupes de Kaocen qui au contact des arabes l’avaient adopté. Avant, les Touareg buvaient exclusivement de l’eau ou du lait de chamelle. » écrit Etienne Van Den Driessche dans Touareg, Le Souffle bleu.
Le « téguila » est cuit à minuit. J’ai mal au ventre et à l’estomac. Il y a des heures que je suis accroupie, écoutant les gens parler en tamacheq. Personne ne fait attention à nous. C’est la deuxième fois qu’Adiza voit ses beaux-parents. La première fois, c’était le jour de son mariage et elle était voilée. Elle se doit donc à une grande discrétion selon la coutume Touareg et, immobile dans le noir, elle ne prononce pas un mot de la soirée.